
Mardi 25 mai. Alors que la finale de la Coupe de Suisse a consacré la veille le FC Lucerne de Fabio Celestini face à St-Gall, les retraités arpentent déjà depuis longtemps les rues et les chemins de randonnée autour de Bad Ragaz. Ils profitent joyeusement des restrictions sanitaires allégées depuis peu et du fait que les vacances en famille sont pour plus tard. Le calme règne dans cette jolie bourgade st-galloise, tout juste troublé par quelques grosses cylindrées débarquant devant le «Grand Resort Quartier», un superbe établissement, avec golf et tout ce qu’il faut comme luxe.
Comme lors d’une rentrée des classes où certains friment avec leurs nouvelles baskets ou un cartable de marque, quelques internationaux montrent leur réussite professionnelle avec des voitures de luxe. Sur le moment, ça grince un peu des dents en Suisse alémanique, mais bon, on se dit aussi qu’il faut bien remplir des pages avec autre chose que le concurrent, parce que sinon les médias n’ont droit qu’à un ou deux interlocuteurs par Zoom et par jour et que tout ça est un peu très convenu quand même.
Pendant son séjour st-gallois, comme le disent 97% des équipes de football, «le groupe vit bien». Ça se taquine à la console, sur des jeux de plateau, aux cartes, pas mal au tennis de table. On découvrira quelques semaines plus tard aussi que quelques internationaux se sont mis au golf. Il faut bien tuer le temps, puisque tout ce petit monde est dans une «bulle», la grande idée inventée après la première vague de Covid-19 pour continuer à pouvoir faire vivre sous perfusion étatico-télévisuelle le monde du ballon rond.
Entre toutes ces activités et des entraînements intenses, les joueurs passent aussi pas mal de temps sur leurs téléphones. Ils ne sont pas différents des jeunes gens de leur âge. Pourquoi le seraient-ils d’ailleurs? Cela permet aussi à ceux qui ont femme et enfants de ne pas perdre le lien. Ainsi, Mario Gavranovic nous racontait passer deux à trois heures quotidiennement sur Facetime avec sa petite famille, histoire de ne rien manquer de toutes les «premières» que les bambins vivent dans leurs premières années.
«Gavra», justement, sera peut-être le grand gagnant des deux matches de préparation disputés à St-Gall. Il n’a joué que contre le Liechtenstein, une partie pour la galerie et équilibrer les temps de jeu avant de partir, mais il y a réussi un triplé, face à une formation composée de nombreux éléments privés de championnat depuis des mois. Son instinct de buteur n’en a que faire et il devient ainsi un vrai recours pour l’Euro qui se profile. Quand on est la Suisse, c’est tout sauf un luxe.
La Suisse termine donc son camp d’entraînement avec des sourires. Depuis le début de l’année 2021. Elle a bien débuté les qualifications à la Coupe du monde 2022 au Qatar, en allant gagner en Bulgarie (1-3), avant de battre chichement la Lituanie (1-0). Elle a ensuite réussi à se défaire, avec une équipe B, de la Finlande A’ (3-2) en y montrant un refus de la défaite qui, on le verra quelques semaines plus tard, était tout sauf anodin. Avec le 2-1 contre les UCA, ça fait cinq victoires pour commencer l’année. Ça n’était arrivé qu’une seule fois dans l’histoire du foot suisse. Tiens, tiens…
Entre la préparation et le grand départ pour Bakou, les 26 de Vladimir Petkovic ont droit à quelques heures en famille. Les dirigeants de l’ASF n’ont pas manqué de rappeler les joueurs à leurs devoirs de pseudo-confinement, mais à cet âge-là, ça rentre des fois par une oreille et ça sort par l’autre, dès qu’on a droit à un tantinet de liberté. Mais quand on est un international, ce n’est que de la liberté surveillée et ils vont être quelques-uns à se faire choper bêtement comme des gamins qui rentrent à la maison avec un paquet de clopes «qu’ils gardent pour un copain». On connaît tous ça…
Granit Xhaka, grand amateur de tatouages, n’avait pas encore eu le temps de se faire inscrire sur la peau l’arrivée de son deuxième enfant, la petite Laneya, venue au monde à la fin du mois d’avril dernier. Il a donc percé sa bulle pour aller à la rencontre d’une aiguille. Steven Zuber, lui, n’a pas pensé très loin et à la place de faire un barbecue chez lui avec ses potes loin des regards indiscrets, il a eu la bonne idée d’aller dans un restaurant. Deux erreurs bêtes, qui se payeront bien plus tard et plus lourdement que de repasser par un test PCR avant de prendre l’avion.
La saison des polémiques a commencé, alors que juste avant la «dislocation», Pierluigi Tami, le directeur des équipes nationales avait été limpide. «On a un staff qui a des idées claires de ce qu’il veut faire, sur ce qu’il veut apporter, détaillait-il alors. La structure de l’ASF a été changée et améliorée depuis les problèmes en Russie. J’espère ne pas avoir à affronter les mêmes problèmes qu’en 2018. Mais si problèmes il devait y avoir, on les affrontera tout de suite et on essaiera d’y faire face. Le futur le dira. ‘Vlado’ s’est ouvert et amélioré dans certains aspects de la communication. Il y a des questions stratégiques aussi dans sa façon d’agir.»
Autant dire que le plan initial ne s’est pas déroulé sans accroc. Les bonnes idées de début de tournoi ont volé en éclats quelques jours plus tard, quand les médias, alémaniques notamment, ont commencé à lâcher la machine à ragots. La sérénité des premiers jours a laissé la place à un fond de doutes, surtout après les deux points lâchés bêtement contre le Pays de Galles, dans la fournaise du Stade olympique de Bakou. La Suisse a fait tout juste pendant 70 des 90 minutes et aurait dû gagner ce match. Elle ne l’a pas fait et s’est presque mise elle-même dans la situation qui allait devenir à la limite de l’intenable.
Deux jours après le nul au terme duquel on ne s’est jamais demandé si c’était deux points de perdus ou un de gagné, est arrivée la célèbre tempête dans un verre d’eau oxygénée. En arrivant au stade des Tre Fontane à Rome, alors que l’entraînement se déroulait à huis clos, on aperçoit de la fenêtre du bus des journalistes que deux joueurs sont devenus blonds comme par magie, depuis le match face aux Gallois. Il y en a que ça amuse et, apparemment, il y en a d’autres qui ont été choqués.
Le «cheveux-gate» était lancé. On n’avait pas trop le droit d’en parler tout de suite – comme si c’était intéressant d’écrire sur une coupe de cheveux… -, mais Granit Xhaka a fait le job à notre place en balançant une vidéo quand même bien fichue sur son compte Instagram. L’ASF a très vite tenté d’éteindre l’incendie, un peu maladroitement sans doute, mais il avait déjà bien pris. Et la défaite sans la moindre discussion possible 3-0 contre une équipe d’Italie qui, on s’en rendra enfin compte un peu plus tard, était tout simplement injouable, a fait l’effet du passage d’un canadair, qu’on aurait rempli jusqu’à la gueule de diesel, sur un feu de camp.
La déception était immense, pour les joueurs aussi, qui n’ont pas fait honneur aux milliers de Suisses qui ont fait le déplacement de Rome et, à partir de là, ç’a été quelques jours de grand n’importe quoi. Un moment pas comme les autres que les communicants de la Fédération, malgré ce qu’avait bien pu dire Tami avant de partir, n’ont pas senti arriver. Quelques minutes après la rouste italienne, le sélectionneur et des joueurs sont passés par la case analyse. Mais les journalistes, eux, n’avaient pas eu le temps de recueillir leurs mots, parce qu’il y a des pages à remplir dans des délais toujours plus serrés dans notre petit monde à nous.
Du coup, quand on a vu que, le lendemain matin, Steven Zuber et Ruben Vargas allaient être les deux éléments choisis pour jouer les pompiers devant la presse et que le «Mister» n’allait pas avoir de mots pour le pays, on a senti le fiasco arriver de loin. Les journaux ont repris feu, les questions se sont accumulées et l’ASF n’a pas réagi comme elle disait qu’elle allait le faire. Ou du moins, elle a fini par le faire, mais avec un temps de retard. La pression, déjà pas mal exacerbée, est devenue intense. Une élimination à Bakou, où la Turquie allait jouer à domicile ou presque, et la révolution était proche.
Finalement, la réponse est arrivée là où ça compte le plus: sur le terrain. Face aux Turcs, les Suisses ne laissent que peu planer le doute et les leaders sont au rendez-vous. Yann Sommer est immense devant son but, Granit Xhaka a mis ses tripes sur le terrain et Xherdan Shaqiri confirmé qu’il était sans doute le meilleur joueur de tous les temps dans son pays. Ils ne chantent pas tous un hymne national de toute façon inchantable? Ils répondent en l’écoutant avec une main sur le cœur, ce même cœur qu’ils ont laissé sur le pré quelques minutes plus tard.
Victoire 3-1, emballé, mais pas tout à fait encore pesé. Il va falloir attendre les résultats dans les autres groupes pour savoir si la troupe de Petkovic passe la rampe pour la quatrième fois de suite et pour connaître l’adversaire de ces satanés huitièmes de finale qui lui réussissent tellement peu depuis 2014. Retour à Rome donc et l’attente est longue. Elle débouchera sur le défi ultime: affronter les Français champions du monde à Bucarest, quelques jours plus tard. Dire qu’à quelques minutes et résultats près, ç’aurait pu être la Finlande à Amsterdam, devant des milliers de Suisse, par exemple…
C’est donc en Roumanie que se déroulera le plus grand moment de joie de notre football, qui a connu ses premiers balbutiements 126 ans plus tôt. Granit Xhaka, jamais avare d’ambitions, fait rigoler les médias français quand il pense que la qualification est tout à fait jouable. Les chaînes d’infos en continu, elles, sortent leurs consultants les plus clinquants mais pas forcément les plus compétents et se demandent s’il faut faire tourner contre les Petits Suisses pour préparer la suite. En Roumanie, nos collègues de la presse écrite d’outre-Jura sont bien moins affirmatifs après quelques bières dans le magnifique centre-ville bucarestois.
On ne le saura qu’une fois les tirs au but passés, chez les Bleus de Didier Deschamps, le groupe «ne vivait pas aussi bien que ça». Les Français ne jouent finalement qu’une vingtaine de minutes contre la Suisse et pensent trop vite que ça le fait. Paul Pogba y est allé de se petite danse, Karim Benzema s’était presque réconcilié avec une frange raciste de la France et puis patatras. Vladimir Petkovic a lancé tous les attaquants de son banc et pour le reste, permettez-moi de paraphraser David Lemos et son envolée lyrique qu’aurait adoré le regretté Paul Magro en se remémorant Radio Acidule: «Et goal! Et goal! Et goal! Et goal! Et goal! Et goal! Et gooooooaaaaaaaaaaaaaalllll!»
La cabane n’était pas encore tombée sur le chien, mais les Français avaient le regard du veau dans la luzerne. En tribunes, on était moyen confiants et «Vlado» a heureusement pu faire un sixième changement en prolongation, car la Suisse était alors dans une sorte de 2-3-5. Il a fait entrer Fabian Schär au poste de latéral gauche et l’édifice a tenu tant bien que mal jusqu’aux tirs au but, alors que les Helvètes alignaient alors une formation plutôt inédite. Jugez plutôt: Sommer; Mbabu, Elvedi, Akanji, Schär; Fassnacht, Xhaka, Freuler; Vargas, Gavranovic, Mehmedi.
Ceux qui perdent aux penalties parleront de loterie, mais pas ce soir-là. Après tant de souffrances, tant de critiques, tant de travail, les Helvètes ont sorti la France. Kylian Mbappé a tout raté dans cette partie et ça n’allait pas s’arrêter depuis le point des onze mètres. Yann Sommer a boxé son envoi, regardé l’arbitre et la suite… La suite… La suite vous la connaissez tous et cet instant a peut-être changé à tout jamais une infime partie de notre pays. La Suisse a enfin pu vivre, ressentir, ce qu’elle apercevait depuis la fenêtre, quand elle pestait contre ces maudits Portugais, Espagnols, Italiens qui klaxonnaient de joie. La Suisse a enfin fait la connaissance de ce que signifie le football pour tant de gens autour de la planète.
En tribune de presse, c’est un peu le chaos. Vu le scénario du match, les journalistes ont commencé dix, douze papiers différents. Certains sont hors-délai. D’autres ne savent pas comment réagir. Les sentiments bouillonnent à l’intérieur, mais il y a des pages de journaux et de sites internet à remplir au plus vite, alors que les doigts tremblent, que le cœur bat la chamade et qu’il est impossible de mesurer la portée de la chose en deux minutes, de se rendre compte de ce qu’il se passe au pays, à Zurich à 1400 km de là, à Genève 300 bornes plus loin et dans quasiment tous les villages qui font notre contrée. Presque un état de choc après un séisme. Quand il n’y a à ce point-là pas de mots, c’est compliqué de faire notre métier.
Vous vous rappelez de la crise après la défaite contre l’Italie 19 jours plus tôt? Et bien faites Ctrl+A et Delete sur votre ordinateur. En moins de trois semaines, les zéros sont devenus des héros. Xhaka, Shaqiri et compagnie sont redevenus des Suisses. Andreas Böni, le rédacteur en chef du Blick alémanique s’est décoloré les cheveux. Le capitaine tant décrié par les fans d’Arsenal, de la Suisse, de partout où il est passé en fait devient une légende sur… Linkedin, là où les speeches de motivation sont élevés au rang de religion.
La première mi-temps tout en maîtrise des Helvètes face à la supposée meilleure somme d’individualités du football mondial. Le doublé de Seferovic. Le but ronaldesque (le vrai, le gros) de Gavranovic. La bouille de Vargas qui enfile son penalty de justesse, alors que Lloris a accompagné le cuir dans son filet. La célébration tout en retenue puis en explosion de Sommer. Et puis la fête. Les fêtes. Chaque Suisse ou presque aura un souvenir de cette soirée magique dans son cœur pour le restant de sa vie, qu’il transmettra ensuite à ses enfants et petits-enfants. Le football helvétique tient son Graal.
Oh, ce n’est pas un titre, non. Mais c’est presque pareil pour les Romands, en tout cas. Et puis ce n’est pas fini. Quatre jours plus tard, c’est la Roja en face. A St-Pétersbourg, la plus belle ville du monde où le Covid est de retour en force. L’Espagne, c’est une équipe qui ne payait pas de mine en début de tournoi, mais qui a commencé à dégager quelque chose. Là aussi, on n’y croyait pas, mais on avait envie d’y croire. Et on a eu raison jusqu’à la 77e minute. Jusqu’à la 120e minute. Jusqu’au penalty de Busquets. Jusqu’à celui réussi juste après par Gavranovic…
Mais parler de ça, c’est encore un peu trop frais. L’équipe de Suisse est rentrée le lendemain à Kloten et c’était beau quand même. En fait, rentrer d’un grand tournoi en ayant des regrets, on en a l’habitude. Mais là, c’était de beaux regrets. De ceux qui donnent envie de revenir. De ceux qui vous font comprendre que le football n’est définitivement pas un sport comme les autres. Et qu’est-ce que je suis content que la majorité de mes concitoyens aient fini par le voir à leur tour…